Victimes des "margouillats" : Le chemin de croix

Plus de 5000 fonctionnaires ivoiriens et des milliers de travailleurs du privé sont pris au piège des usuriers appelés ‘’margouillats’’. RH Mag est allé à la rencontre d’une minorité de ces victimes qui a accepté de briser le mur de la honte.

A la cité administrative au Plateau où nous les avons rencontrés, ces membres de la Coordination des fonctionnaires victimes des précomptes abusifs sont autour d’une petite table brinquebalante qui leur sert de bureau. Affables, bien vêtus, on a peine à croire que ces hommes ont presque tout perdu. Le seul hic, c’est que nous sommes un lundi et que ces fonctionnaires ne sont pas à  leurs postes. Sy Savané Moriféré, le  président de la Coordination qui trouve le moral pour  faire quelques blagues, est un homme décomplexé. «  Trop, c’est trop !» répète-t-il.
Le précompte abusif qui enchaîne «  Tout le mal est dans l’excès avec lequel le fonctionnaire est prélevé au niveau de son salaire au Service précompte du Trésor public à la suite d’un prêt sur usure contracté dans des maisons de crédit», explique  Sy Savané Moriféré. Selon lui, cette  situation survient lorsque le travailleur qui attend 30 jours pour aller prendre son salaire est confronté à un problème qu’il doit régler impérativement...  «  S’il n’a pas d’autres issues, il se déporte vers un individu où une maison de crédit pour obtenir un prêt. Il se trouve que ces maisons de crédit, disposées à vous donner la somme, exigent de vous que vous   signiez d'abord des papiers qui prouvent que vous avez acheté  une marchandise. C’est en réalité une marchandise virtuelle qui n’existe pas.  Puis, il vous demande de lui faire une procuration si vous êtes un fonctionnaire. Quand vous acceptez ces conditions, vous devez signer  une session de rémunération et un tas d’autres papiers. C’est à partir de là
que le mal commence.  Car après, vous vous trouvez avec une ordonnance qui est supposée provenir d’un juge.C’est cette ordonnance que les
usuriers vont déposer au Trésor. Et sur cette base, vous  êtes prélevés à n’en point finir  », explique-t-il. Il reconnaît que la responsabilité du travailleur est engagée dans ce qui arrive. Car certains acceptent de payer de fortes sommes pour des prêts insignifiants.
«  Quand tu viens vers l’usurier obnubilé par les problèmes, sous la pression, tu es peu regardant sur tout ce que tu signes  », avoue-t-il. Mais, plus que la naïveté, c’est l’arnaque que l’homme met vraiment en cause:« Le Service précompte du Trésor est un  service légal. Et au niveau des précomptes, ils s’élargissent au niveau des femmes qui sont lésées dans leur foyer. Si une épouse va se plaindre que son mari ne s’occupe plus d'elle et ses enfants, le juge matrimonial peut prendre la décision de prélever une somme sur le salaire du fonctionnaire pour le donner à l’épouse afin de subvenir aux besoins de la famille. Ce qui est normal. Mais c’est dans cette brèche que les usuriers s’engouffrent.
Une fois qu’ils prennent l’ordonnance dont nous n’avons pas copie, ils la déposent au Trésor au Service précompte. A partir de là, les salaires des fonctionnaires sont ponctionnés à n’en point finir, sur des bases qui nous échappent complètement. Si la loi protégeant les deux tiers du salaire du fonctionnaire était respectée, celui-ci pouvait rembourser sa dette et continuer de vivre normalement. Mais le fonctionnaire est prélevé au delà
de la quotité cessible. Le problème est donc au niveau du prélèvement abusif avec des complicités avérées », accuse Sy Savané Moriféré qui pointe
aussi du doigt la rigidité des banques.


Bulletin de solde d'un fonctionnaire victime des usuriers & Reçu d'achat d'une marchandise virtuelle dans une des maisons de crédit où sévissent les usuriers                                                

L’abjecte condition

La volonté émoussée, l’honneur déchu, les victimes des ''margouillats'' squattent les gares routières d’Abidjan. Ces honorables professeurs et instituteurs, pour ne citer que ceux-là, ont trouvé refuge dans ces lieux ou ils dorment à même des nattes et des cartons « A la gare, on passe des jours sans manger. Parfois on fait trois jours sans se laver. Parce qu’il n’y a pas d’argent pour payer le savon où la douche. Nous sommes devenus des clochards  », explique Anoh Kouassi, instituteur en service à la DREN de Daoukro. Malgré le costume et la bonne mine qu’il affiche, l’homme,  depuis 4 mois, a élu domicile à la gare d’UTB (Union des transporteurs de Bouaké) où il a rejoint d’autres fonctionnaires dans  la même galère que lui. Une fois le foyer déstabilisé, l’épouse partie, les enfants dispersés et livrés à eux-mêmes, expulsés de leurs maisons, ces pères de famille couverts de dettes et surtout de honte, qui ont abandonné leur poste, n’en finissent plus de connaître la déchéance. Sy Savané témoigne:« Le premier coup dur, c’est l’abandon de poste. Quand les usuriers vont au Trésor et qu’ils ne trouvent rien, ils vous suivent au travail. Comme les gens ne veulent pas se faire humilier, ils se rétractent et restent chez eux à la maison,  ou bien ils vadrouillent dans les rues. Et après l’abandon de poste, suit la suspension de salaire. Au niveau du foyer, les gens n’ont plus de femme. Quelle femme va rester dans ça  ?
A la moindre incartade, les femmes prennent leurs bagages, et s’en vont. Sur les 5000 fonctionnaires précomptés abusivement que nous avons recensés pour le moment, moins de 2000 ont encore leurs femmes à leurs côtés  ». Massabo Sadia, professeur d’Histoire et de géographie au lycée municipal de  Diabo, explique avoir abandonné son poste : « J’ai 31 ans de service et je suis payé à 630.000 Fcfa par mois. Mais on m’a viré 140.000
Fcfa, pour le mois de février 2013. Sur les 140.000 Fcfa, ma banque a pris 120.000 Fcfa, parce que j’ai consenti un prêt auprès d’elle. Donc il me reste 20.000. Je vis comment avec ça  ? Donc depuis octobre, je ne travaille plus, j’ai abandonné mon poste». Pourtant, s’il est physiquement marqué par ce qu’il vit, l’homme reste farouchement déterminé à mener à bien le combat que lui et les autres victimes des usuriers ont commencé. «   Nous allons nous battre parce que trop, c’est trop! Vous voyez ces redevances de crédits. C’est un de nos amis qui doit des millions.
Pourtant c’est 50.000 Fcfa qu’on lui a prêté. II y a le cas de ce sous-officier de police qui, sur un salaire de 220.000 Fcfa, a perçu 11.460 Fcfa en octobre 2013  ». Les fonctionnaires et travailleurs du privé qui sont sous le joug des usuriers souffrent. Des maisons de crédits se sont même spécialisées dans les prêts aux travailleurs du privé. Ces maisons se partagent les agents des grandes sociétés de la place et en ont fait leur chasse gardée. Le cri de cœur de ceux qui ont décidé de rompre le silence sera-t-il entendu ? Tout porte à le croire. Du côté du Gouvernement ces cris de détresse semblent être perçus.



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